Colum McCann : « Le rôle de l’écrivain est de toucher nos cœurs »

Colum McCann est un écrivain irlandais qui vit à New York.
Soucieux de l’état du monde, Colum McCann le sonde à travers Diane Foley. Une femme d’une force incroyable, qui a connu un drame effroyable : la prise d’otage et la décapitation de son fils, le journaliste James Foley. C’est face à l’un des assassins de ce dernier, que sa mère nous pose la question du pardon. Un récit puissant, essentiel en ces temps de guerre et de haine.

par Kerenn Elkaïm.

Être né à Dublin a probablement façonné son destin, tant Colum McCann porte en lui l’Irlande de son enfance. Les déchirures et la violence de son pays natal lui ont, très tôt, ouvert les yeux sur la guerre, le deuil et un possible espoir. Son père, l’écrivain et journaliste Sean McCann, l’a fortement influencé. Non seulement il lui a transmis son goût littéraire, mais en plus il lui a offert un sens de l’engagement. Pas étonnant que son fils suive sa voie avec passion. Traduits dans le monde entier, ses romans (ex. Danseur, Zoli) jonglent avec différents styles et thèmes, mais il est clair qu’il est habité par l’humanité. Apeirogon marque un tournant, puisque son chef-d’œuvre obtient le prix du Meilleur Livre étranger et le Prix Montluc Résistance et Liberté. Il y recompose l’histoire de deux hommes que tout oppose. L’un est Israélien, l’autre Palestinien. Leur point commun : ils ont perdu une fille lors de ce conflit qui n’en finit pas. Et pourtant, ils vont devenir des frères dans le but de réconcilier les gens et les peuples, à travers le monde. C’est ce même fil rouge qu’on retrouve dans le premier livre de non-fiction de Colum McCann, American Mother. Cette « mère américaine » étant Diane Foley, dont le fils James Foley a tragiquement perdu la vie. Journaliste freelance, il était en reportage en Syrie en 2012, lorsqu’il a été pris en otage et décapité par Daech. Un drame dont il est impossible de se relever et pourtant Diane Foley fait preuve d’une incroyable dignité, y compris face à l’un des assassins de son fils. L’écrivain irlandais a été le témoin privilégié de ce parcours qui l’a bouleversé au plus haut point, parce qu’il nous offre une leçon de courage mémorable. Rencontre avec un homme qui cultive la simplicité et la générosité.

Un jour, James Foley a écrit dans son Journal que « chacun a son histoire », en quoi rejoignez-vous sa philosophie ?
Je m’identifie profondément à « Jim ». Alors que je n’ai jamais pu le rencontrer, je le perçois comme mon frère. Sa photo trône d’ailleurs dans mon bureau. James Foley s’adaptait partout. De par sa grande « empathie d’âme », il se fondait parmi les gens les plus pauvres ou les plus fortunés, quelle que soit leur origine. Il y avait quelque chose d’extraordinaire en lui, qui le poussait à aller vers les petites gens. Peut-être était-il trop innocent et naïf, mais je ne peux m’empêcher de l’admirer. Tout comme lui, j’essaye d’avoir accès à des gens très différents et de les comprendre dans leur complexité. Lui, vous et moi avons trouvé notre vocation de journaliste, parce que nous nous intéressons à l’histoire des autres. Alors que les journalistes sont incompris, maltraités ou tués, ils détiennent une position sociale fondamentale. James ressentait le besoin d’aller vers le monde, même dans ses coins les plus dangereux. En tant que freelance, il privilégiait les marges, non seulement en raison du feu de l’adrénaline, mais surtout pour récolter les histoires de ceux qui étaient délaissés.

©Jean-Luc Bertini

A travers votre association « Narrative 4 », vous encouragez des enfants à raconter leur histoire pour mieux rencontrer ou saisir l’Autre. Pourquoi ?
Parce que le monde est entrelacé d’histoires. Ce sont d’ailleurs elles qui le constituent, aussi doit-on continuer à les raconter et les écouter. C’est précisément cela qui nous rend humains, voire semblables malgré nos différences. En cette ère où les gens ne s’écoutent qu’eux-mêmes, cela me semble essentiel. « Narrative 4 » se veut un outil pour aider les enseignants à transmettre l’empathie ou l’engagement. Cela peut même créer des ponts entre des élèves qui étaient supposés se détester (ex. des noirs et des blancs). Venant d’Irlande, je sais de quoi je parle. Nous venons de fêter nos dix ans, lors d’un concert donné par Sting. Une photo géante de James Foley nous rappelait son existence, son destin et cette envie de relayer la parole d’autrui. Elle a été prise lors d’un reportage en Afghanistan, alors qu’il lisait l’un de mes romans en dépit des bombardements.

Pourquoi cette photo est-elle déterminante ?
Parce que lorsque Jim a été tué, elle a littéralement envahi ma boîte mail. J’étais tellement touché à l’idée qu’il avait lu Et que le vaste monde poursuive sa course folle. Ça m’a encouragé à écrire à sa mère, afin de lui proposer mon aide pour raconter l’histoire de son fils. Or elle ne m’a pas répondu. J’ai su plus tard, qu’elle n’avait jamais vu mon mail. Les années ont passé, au cours desquelles je me suis consacré à Apeirogon. C’est finalement Diane Foley qui m’a sollicité quand on lui a proposé de rencontrer l’un des assassins de son fils. Son mari et ses autres enfant en étaient incapables. Alors elle a fait appel à moi pour que je l’accompagne. Cette femme, au cœur si particulier, ignorait à quoi s’attendre, mais elle se disait que cet homme était bien le fils, le frère et le père de quelqu’un. Quel courage ! A l’instar de Truman Capote, je l’ai suivie en prenant des notes cachées. Il s’agit d’un des moments humains les plus forts de ma vie. Aussi m’a-t-il inspiré mon premier livre de non-fiction, écrit à la troisième personne car je n’étais qu’un observateur.

Quelle leçon en avez-vous tirée ?
Une incroyable leçon d’humilité, qui consistait à juste écouter sans juger. De l’autre côté de la table, on a découvert un homme qu’on s’est mis à apprécier. J’avoue que j’aurais pu écrire son histoire, tant sa vérité est compliquée, mais Kotey semble otage de lui-même. Un lien s’est tissé entre nous. Alexanda Kotey a probablement torturé et tué James Foley et pourtant, je perçois un être humain en lui. Surtout quand il a pleuré lors de notre seconde rencontre. J’avais l’impression de vivre Caïn et Abel en temps réel. Diane a fait preuve d’un tel courage en l’écoutant. Faut dire que, contrairement à moi, elle possède une vraie foi, y compris en ce qui concerne le pardon. Elle sait néanmoins que ce « soldat » n’a pas traité ses démons. Tout en imaginant une fondation, à la mémoire de son fils, Diane contribue à aider les familles d’otages afin qu’elles puissent traverser cette terrible épreuve. Elle ne pleure jamais en public, mais avoue avoir connu de sombres moments. Aujourd’hui, elle est solidaire des otages israéliens ou sud-américains. 

©Jean-Luc Bertini

A l’instar de la vérité, pourquoi l’identité est-elle multiple ?
Au risque de vous paraître sentimental, j’estime – à 58 ans – que c’est aux écrivains de rappeler qu’on n’est pas composé d’une seule vérité ou identité. Au contraire, nous sommes tous kaléidoscopiques ! Cela me paraît d’autant plus important à l’heure où, on n’est plus que qualifié d’Irlandais, d’homosexuel, de juif ou de musulman. C’est si dangereux de réduire l’identité à une seule chose. Or en cette ère de repli sur soi, on a tendance à n’inviter que ceux qui nous ressemblent physiquement ou intellectuellement. Quant à la vérité, elle incarne la question cruciale de notre époque. Qui détient « une vérité honnête » sachant qu’on en a tous une ? Est-ce l’Histoire ou le Temps qui vont déterminer qui sont les Bons et les Méchants ? Il est important de faire cet aveu dans toutes nos langues : « Je ne sais pas. » Les seules choses vraies demeurent l’amour, la violence, le sacrifice, la pitié et la compassion. En rencontrant l’un des meurtriers de son fils, Diane Foley nous offre une sortie à ce dilemme. Son message ? « Je dois te connaître. » N’est-ce pas extraordinaire ? J’admire si profondément sa force.

Tout comme dans « Apeirogon », vous vous heurtez à nouveau à la perte d’un enfant. Pourquoi est-ce un thème récurrent ?
Je l’ignore, mais peut-être que si je trouvais la réponse au fond de moi, je cesserai d’écrire. Disons que je prends la plume quand quelque chose me prend aux tripes et devient obsessionnel. Je n’ai pas le droit psychologique de me mettre à la place de tous ces parents, qui ont perdu un enfant, or je voulais désespérément raconter ces histoires. En tant qu’auteur, on peut se contenter de décrire des fleurs, mais je suis et je veux être un écrivain engagé ! Si mes livres véhiculent les tourments de la vie, l’espoir existe. Bien que les hommes politiques et médiatiques lui ferment la porte, je reste persuadé que la majorité d’entre nous aspire à la paix. 

La réparation est au cœur du récit de Diane Foley, en quoi vous semble-t-elle essentielle ?
Mon prochain roman « Twist » parlera justement de ça, à travers un projet fou, lié aux câbles sous-marins. En racontant son histoire, Diane a ressenti un effet cathartique. Devenir son ventriloque était incroyable. Alors qu’en écrivant le roman Apeirogon, je suis entré dans la tête de Bassam et Rami, ici j’essayais juste de la suivre en capturant son esprit. Celui d’une femme persuadée qu’on peut parvenir à moins haïr, tout en continuant à croire en l’être humain. J’ai ressenti profondément cette aventure en moi, qui consiste à comprendre l’Autre sans pour autant l’aimer. Cela se traduit à travers la littérature et l’éducation scolaire. A l’heure où, l’on lit de moins en moins, il faudrait remettre la lecture au cœur de nos écoles et de nos sociétés. Il y a un réel lien entre la lecture et l’empathie. Je vais vous sembler idéaliste, mais je suis sûr que la littérature peut nous aider à ne pas perdre notre humanité.

Pourquoi ce livre est-il tellement d’actualité ?
Parce que Diane Foley a vécu le plus grand des traumatismes : être la mère d’un otage décapité. Alors qu’elle a connu le pire, elle agit sur le terrain pour changer les choses. Car même si nous ne partageons pas tout, nous avons le silence en commun. Si on le brise, on peut aller de l’avant, se comprendre et saisir l’Autre. En dépit de sa douleur, Diane nous parle d’empathie, de beauté et de pardon. Cela ne soigne guère son deuil, mais ça l’aide à naviguer à travers lui. C’est aux journalistes et aux écrivains de nous faire ressentir les choses. Diane n’était pas en mesure de raconter sa propre histoire, pleine de tristesse et d’espoir, mais le monde devait l’entendre.

Un entretien réalisé par Kerenn Elkaïm.
Photos : Jean-Luc Bertini

©Jean-Luc Bertini

L’auteur : Né en 1965 à Dublin, Colum McCann est l’auteur de trois recueils de nouvelles et de sept romans, dont Et que le vaste monde poursuive sa course folle (Prix littéraire du Festival de cinéma américain de Deauville et lauréat du National Book Award), et Apeirogon (Grand Prix des lectrices de Elle et prix du Meilleur Livre étranger).

American Mother

Colum McCann avec Diane Foley, American Mother, 4 Janvier 2024 (Éditions Belfond)
Traduit de l’anglais par Clément Baude

À retrouver chez mon libraire.

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