Jón Kalman Stefánsson : « La fiction est l’art de l’inattendu »

©Jean Luc Bertini
L’Islandais Jón Kalman Stefánsson démultiplie la poésie de l’existence à travers une multitude de personnages et de paysages époustouflants. Cette lignée traverse le temps, sans jamais perdre de vue la puissance des sentiments et des questionnements passés ou présents.

par Kerenn Elkaïm.

D’une pudeur extrême, Jón Kalman Stefánsson n’aime pas parler de lui. Il préfère se cacher derrière des êtres d’ombre ou de lumière. Tant sa trilogie « Entre ciel et terre », que son roman « Asta » nous offrent l’éclat d’une plume poétique, qui nous invite à découvrir son inspirante terre natale, l’Islande. Il y règne un respect infini de la nature et des êtres vivants. Parmi eux, un homme souffre d’amnésie. Il ignore pourquoi il se réfugie sur ces terres sauvages, qui l’encouragent à raconter l’histoire de ceux qui la peuplent. Tel un réceptacle, il s’ouvre aux autres et à des parts insoupçonnées de lui-même. « Pourquoi faut-il que la vie soit aussi compliquée ? Si compliquée que des gens comme Kierkegaard doivent écrire des livres pour la cerner. » Et mieux saisir l’ampleur du coeur, de l’identité ou de nos profondeurs.

L’un de vos personnages se demande si « on voit la beauté ailleurs que dans les mots. » Pourquoi apportent-ils tant de beauté au monde ?
J’aime croire que les livres peuvent tout nous apporter, y compris la beauté. La littérature renferme la douleur, les regrets, la cruauté ou les difficultés de la vie, mais sans eux, on ne saurait pas ce qu’est la beauté. Etre écrivain exige qu’on écrive sur tout. Faulkner nous encourage d’ailleurs « à faire l’impossible car il surgira toujours quelque chose si on essaye. » L’un des mystères inexplicables de l’écriture est qu’on peut créer la vie avec des mots. Pourquoi la poésie, la littérature ou la fiction reflètent-elles l’ensemble de nos sentiments ou nos désirs ? Lorsque ce miracle se produit, je me sens devenir sage. Dire que jadis, je pensais que les écrivains étaient d’une grande profondeur. Quel décalage entre cette image et la réalité (rires). La beauté de l’art nous permet d’accéder à quelque chose de plus vaste que soi. 

En Islande, on raconte des histoires depuis la nuit des temps. Pourquoi est-ce inhérent à ce pays ?
Au XIIIè et XIVè siècle, nous étions coupés du monde, or paradoxalement, nos œuvres classiques incarnaient le centre de la littérature européenne. Notre univers se composait d’innombrables poèmes et histoires écrites, transmises oralement de génération en génération. Dépourvus de peintres, de musiciens ou de lieux culturels, les habitants de l’île avaient besoin d’autre chose que le travail et la survie. Les histoires sont essentielles pour oublier la dureté de l’existence. En Islande, nous n’avons pas bâti de châteaux ou de villes, mais nous possédons « des immeubles de mots ». « To be an Islander and islander » (être un Islandais et un insulaire) impacte mon écriture. Même si j’ai grandi à Reykjavik, je passais de longs mois à la campagne. La météo changeante de ces paysages m’a profondément affecté. Ces contrastes, entre ombre et lumière, créent un entre-deux que j’aime insuffler dans mes romans. Ces contradictions de la Nature se retrouvent dans la nature humaine. C’est cette profondeur que j’aimerais retranscrire à travers ma plume. Quelle que soit notre culture, nos sentiments et nos rêves sont les mêmes. 

Vous écrivez « qu’il existe des gens clairvoyants qui savent explorer le cœur des choses. » Est-ce le cas des écrivains ?
Oui, parce qu’ils regardent le monde autrement. Je me sens toujours un outsider… Une part de soi doit l’être pour saisir le sens des choses. Parfois les écrivains ou les artistes devinent ce qui adviendra à l’avenir. J’aime aussi créer des personnages, capables de lire dans le cœur des gens. En écrivant, on saisit la profondeur des choses, mais de retour à la vie, on redevient une pauvre version de soi.

©Jean Luc Bertini

Ce roman débute par un homme qui a perdu la mémoire. Incapable de raconter son histoire, il écrit celle d’autrui. Est-ce une métaphore du romancier, qui doit s’oublier pour imaginer d’autres existences ?
Cette question me ravit car j’espère toujours qu’on verra mes romans sous des angles différents. A chacun sa lecture, telle est la magie de la littérature. On peut percevoir ce personnage comme un écrivain, d’autant qu’il est difficile de s’extraire de ses propres sentiments. Idéalement, on devrait écrire sans s’encombrer de soi-même, or ce n’est pas évident. Les romans autobiographiques sont tendance. L’auteur y devient soudainement plus important que son livre. En tant que moderniste, je pense que mon travail se suffit à lui-même. Sinon, on risque de devenir un objet de curiosité dans les cocktails mondains (rires).

La question de l’identité est justement centrale dans ce livre.
Oui car si on ne se connaît pas, ou qu’on n’a pas le courage de se regarder en face, on va se planter dans la vie. Difficile d’accepter ses bons et ses mauvais côtés, mais nous formons un tout. Idem avec les Nations. Si elles oublient les parts peu glorieuses de leur Histoire, elles leurs reviendront à la figure. Aussi doit-on se remémorer les guerres pour éviter qu’elles se reproduisent. Connaître son identité est d’ordre vital, sinon on peut sombrer dans l’alcool, le malheur, Netlix ou les réseaux sociaux. Le narcissisme a toujours existé, mais il semble désormais difficile d’échapper à soi. La littérature peut nous y aider, c’est même l’un de ses buts. Cette merveilleuse compagne nous offre la beauté et la sagesse, mais elle suscite aussi des interrogations. Parfois, les questions sont plus importantes que les réponses. La vie n’est jamais finie… On évolue avec les années, les expériences, l’entourage et le monde.

Avez-vous changé en cette ère de Covid ?
Je me demande surtout si on apprendra quelque chose de tout ça. Ces temps terribles sont intéressants, parce qu’on n’a rien expérimenté de tel depuis des décennies. Aussi naïve soit-elle, l’une des leçons qu’on pourrait en tirer, c’est qu’on est tous dans le même bateau. Et ce, qu’on soit sur un continent ou un autre, un homme ou une femme, pauvre ou riche. Quand l’ensemble de l’Europe s’est retrouvée confinée, j’ai eu le sentiment qu’on était tous pareils. Vivement qu’on en retienne quelque chose… 

©Jean Luc Bertini

Vous écrivez que « celui qui sait tout, ne peut ni vivre ni écrire, parce que c’est le doute, la peur, la solitude, le désir, le paradoxe qui pousse l’être humain à aller de l’avant. » Pourquoi ces thèmes vous inspirent tant ?
Tout connaître ? Quelle horreur, cela nous conduirait à mourir d’ennui. La curiosité et l’envie d’apprendre nous font avancer, positivement ou négativement. Les gens sont souvent persuadés que leur culture est supérieure à celle des autres, or en regardant en arrière – comme dans ce roman – ils réalisent qu’ils sont ignorants. Ici, je m’interroge sur les bases de l’existence : existe-t-il une vie après la mort, Dieu existe-t-il, y’a-t-il une vie en dehors de la Terre, qu’est-ce que le Temps ? Ce sont les doutes, l’amour et les regrets qui nous rendent humains. Comme nous les expérimentons tous, ils nous façonnent. Qui sommes-nous ? Quel est le sens de la vie ? Que signifie être un humain décent et comment le devient-on ? J’explore ces questionnements en écrivant.

Est-ce pour cela que vous composez une « symphonie de destins » ?
Une multitude de personnages surgit en moi, quand j’écris. Comme s’ils me sollicitaient pour raconter leur vie, à travers leurs bonheurs ou leurs malheurs. Un roman ne se compose pas seulement d’une histoire, un style, des protagonistes et des mots, mais aussi d’une structure et d’une forme. Lorsque je débute une fiction, je ne décide de rien. La création commence quand j’ai le stylo à la main. Je suis heureux lorsque mes romans m’échappent car, la fiction et la poésie sont l’art de l’inattendu. Quel trésor…

D’après vous, « nul homme ne saurait vivre sans briser au moins une fois ses trésors. » Pourquoi ?
Impossible d’être humain sans faire d’erreurs, sinon on serait des machines. On prend parfois des décisions terribles, qui blessent ceux qu’on aime, or il n’existe pas de vie sans douleurs ni pertes. Certaines choses sont irréparables… Au sein de ce roman, mes héros tentent d’être décents, alors même que cette réalité est inévitable. 

Est-ce dans l’amour que se situe la poésie de la vie ?
Parfois, je me demande si Dieu et le Diable existent. Si c’est le cas, ils ont créé une chose ensemble : l’Amour, tant il renferme le paradis et l’enfer. Soit deux visages en un ; le bonheur et le malheur, la joie et la douleur extrême. L’histoire de l’humanité est une histoire d’amour. On en rêve, on le désire, on y aspire. N’est-ce pas le thème principal des grands poèmes, films ou chansons ? Tel est le moteur de la littérature mondiale, comme en témoigne Homère. L’amour a le pouvoir de tout construire ou tout détruire, aussi est-il imprévisible. On a envie de percevoir l’amour comme une histoire immortelle. Elle se retrouve d’ailleurs dans toutes les familles. Dans la culture occidentale, on entretient le mythe du grand Amour. Il peut exister, mais l’humain s’avère si vaste et changeant, qu’un amour unique semble irréaliste. Cette complexité des êtres et de la vie est une fête pour un écrivain ! 

Est-ce qu’on manque parfois de courage pour trouver notre chemin intérieur ?
L’une des raisons qui me pousse à écrire, c’est l’espoir que mon oeuvre interrogera le lecteur. Est-ce que je mène la vie que je veux ? Puis-je y modifier quelque chose ? Si je me revoyais jeune, serais-je satisfait du résultat ? Le pire serait de rester statique, comme si on commençait à mourir. Ce serait terrible de réaliser qu’on s’est menti, voire qu’on a trahi les autres et soi-même. Les gens ont peur de changer, or on évolue avec le temps et la vie. Rien n’est jamais sûr, alors il faut toujours se remettre en question. La vie n’est pas un don, mais un travail. Comme le dit l’un des personnages, « Debout, debout, sois ton rêve, ne vis pas ta vie en mourant… »

Un entretien réalisé par Kerenn Elkaïm.
Des portraits réalisés par Jean-Luc Bertini


Jón Kalman Stefánsson, Ton absence n’est que ténèbres (Grasset)
traduit de l’islandais par Eric Boury.

Prix du Livre étranger 2022 France Inter / Le Point

À retrouver chez mon libraire.

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