Juan Gabriel Vasquez : « Le romancier est un historien des émotions »

©Jean-Luc Bertini
L’écrivain colombien Juan Gabriel Vasquez ravive l’incroyable destin de la famille Cabrera. Une aventure rocambolesque qui traverse de multiples zones géographiques, idéologiques, politiques et psychologiques. Sacré défi !

par Kerenn Elkaïm.

De passage à Paris, Juan Gabriel Vasquez est ravi de pouvoir renouer avec la langue de Molière. Mais une part de lui est restée au pays… Comment ne pas se soucier de la Colombie, en plein tournant électoral ? Cette terre natale n’a cessé de l’inspirer, même quand il a vécu pendant des années à l’étranger. Éternellement en quête de vérité, l’auteur-éditorialiste la scrute de manière réaliste et romanesque. Il nous livre cette fois une fresque étonnante, basée sur des personnages existant vraiment. Alias la tribu de Sergio Cabrera. Un réalisateur colombien qui a vécu des mésaventures à peine croyables. Dire qu’en une seule vie, il a connu la révolution chinoise, les mouvements contestataires de 1968 à Paris, ou la jungle auprès de la guérilla colombienne. Cette expérience personnelle se mêle étroitement aux oscillations de l’Histoire. Une tendance obsessionnelle dans l’œuvre de Vasquez. Arborant un polo et des lunettes noires, cet homme engagé, d’une grande élégance, nous fait part de son chemin littéraire, parsemé de doutes, de passion et d’espérances.

Si « écrire est votre façon d’être au monde », comment cela s’est-il imposé à vous ?
Le langage constitue une façon différente d’être au monde. Il me protège profondément… D’autant que j’étais un enfant très solitaire. Peut-être que je fais partie de la dernière génération à avoir grandi avec Alexandre Dumas et Jules Verne. Dès l’âge de 8 ans, j’ai publié une nouvelle dans le journal scolaire. Recevoir le premier prix m’a conforté dans l’idée que c’était ma voie. La perspective de gagner ma vie en littérature ne me semblait néanmoins guère évidente. Inscrit dans la tradition familiale, je me suis orienté vers des études de droit. Cela prolongeait ma lignée d’avocats aisés, or une fois diplômé, j’ai remis l’écriture au centre de ma vie. Y compris quand je suis parti en Europe. J’y ai exercé plein de métiers: traducteur, journaliste ou enseignant. Ainsi, j’ai pu m’octroyer « un pt’it coin » littéraire.

Pourquoi le besoin d’écrire a été encore plus fort lors du confinement ?
J’ai attrapé le Covid très tôt, lors d’un salon littéraire, auquel participait l’écrivain Louis Sepulveda, que je connaissais bien. Il n’a hélas pas survécu à la maladie. En Colombie, j’incarnais l’un des premiers cas officiels (rires), alors j’ai débuté le confinement en rémission. Cela ne me faisait pas peur, même si je suivais les infos avec horreur. Ce livre est devenu mon refuge. Me concentrer sur la vie d’autrui m’a aidé à gérer ce chaos. Habituellement, un roman de 500 pages me prend trois ans, or là, je l’ai fini en neuf mois.

Vous avez longuement quitté la Colombie, mais votre pays natal se trouve néanmoins au centre de vos livres. Pourquoi ?
J’ai toujours eu une relation forte et compliquée avec l’histoire de la Colombie. Ma famille m’a transmis les légendes et les récits relatant les moments difficiles de ce pays. J’avais 11 ans quand le baron de la drogue, Pablo Escobar, a lancé une guerre sans merci, entraînant des meurtres et une violence en série. Mon enfance paisible a basculé dans une terreur omniprésente. Comment écrire là-dessus ? Tout me semblait incontrôlable. Il y avait tellement plus de questions que de réponses… Un roman se fond justement dans le questionnement, l’inconnu, l’ignorance et la quête de vérité. Cela m’a donné la légitimité d’écrire.

©Jean-Luc Bertini

D’après l’auteur anglais, Ford Madox Ford – placé en exergue de ce livre – « toute biographie est celle d’un homme ou d’un fait qui devrait être un roman ». Comment avez-vous découvert celui du réalisateur colombien, Sergio Cabrera ?
Ma rencontre avec Sergio Cabrera date de 2002. Alors que j’admirais ses films, on est devenus amis. Il me racontait des histoires incroyables, méconnues, voire secrètes en Colombie. Cela a jeté la lumière sur un espace qui me passionne : celui où les forces de l’Histoire agissent sur nos vies intimes. Son père avait fui la guerre civile espagnole, avant de connaître la Chine communiste ou la guérilla colombienne. En écoutant Sergio, j’avais l’impression de parler avec l’un de mes livres. J’ai donc eu envie de faire quelque chose de son destin. Difficile toutefois de trouver la forme adéquate. J’ai finalement mêlé la surface d’un roman classique du XIXè siècle, à l’organisation d’une existence chaotique. Ce roman représente un défi, puisqu’il combine l’aventure, la politique et le récit initiatique. L’écrivain colombien, Rufino José Cuervo parle de « modeler, concevoir et donner forme à quelque chose. » Aussi ce livre s’est-il tissé avec des secrets et une histoire familiale plombée par l’omerta. Être le témoin de ce qui a marqué ses membres, m’a passionné. Au départ, j’étais uniquement concentré sur Sergio, puis j’ai découvert sa sœur, Marianella, qui a pris de l’épaisseur grâce à la rigueur de l’écrivain. Elle, qui n’avait jamais parlé, est venue « doubler » ce roman. Je n’ai rien inventé, mais c’est fou à quel point ce livre leur a permis d’apprendre des choses l’un sur l’autre. Briser le silence d’une famille a permis de crever l’abcès renfermant leurs souffrances.

Vos romans se basent souvent sur des faits ou des personnages réels. Qu’aimez-vous dans ce travail d’enquêteur s’adonnant à « la lecture d’une vie d’autrui » ?
J’adore ça car mes livres partent toujours d’un mystère, de quelque chose d’inconnu ou du sens caché de la vie. Les existences secrètes me poussent à écrire. Ce processus se déroule en trois temps. Primo, celui du journaliste prenant des notes ou réalisant des entretiens poussés. Secundo, celui de l’historien plongeant dans les archives, la recherche de documents, de photos ou de lettres. Tertio, celui de l’auteur utilisant son « imagination morale » pour raconter cette histoire. Je suis persuadé que le romancier est un historien des émotions.

En quoi l’existence des Cabrera incarne-t-elle « tantôt la métaphore d’un pays, tantôt un drame familial ou la façon méticuleuse dont les hommes et les femmes sont écrasés sous le rouleau compresseur de l’Histoire » ?
Il s’agit là d’une obsession tant je suis sûr qu’on ne contrôle pas nos vies et nos décisions. Si l’on scrute celles de Sergio, on comprend que certains choix se sont faits vingt ans avant sa naissance. A savoir quand son oncle s’est rebellé contre Franco. C’est ce fil qui a conduit Sergio vers la guérilla colombienne. Nos idées politiques entrent bien souvent en dialogue avec l’univers de nos grands-parents ou nos parents. L’Histoire se base sur des forces invisibles. Il semble impossible de vivre dans ses marges. J’aime y entrer par le biais de l’intimité. Ici, elle prend une ampleur incroyable, puisqu’elle se mêle à la guerre civile espagnole, le socialisme latino-américain, la révolution cubaine, la révolution culturelle chinoise ou celle de mai ’68 à Paris. Dire qu’une vie peut contenir tous ces événements ! Celle de Cabrera englobe les grands mouvements du XXè siècle : le Socialisme, le Communisme et le Marxisme. Il illustre l’évolution des idéologies, confrontées à l’illusion, la déception ou l’espoir.

Ce roman relate aussi la manière dont l’identité se construit face « aux années d’exil et d’errance » ou aux fantômes de l’Histoire et de la famille.
Effectivement. En 2016, le père de Sergio meurt. Leur relation était d’une grande richesse et ambiguïté car il a failli briser sa vie, en l’entraînant dans des modèles fanatiques, de l’autre côté de la planète. L’expérience d’un homme peut totalement modeler celle d’un autre être. La même année, le mariage de mon protagoniste est menacé et la Colombie propose des accords de paix, afin de mettre fin à des décennies traumatisantes. Comment affronter un tel passé ? Le présent peut-il être constamment modifié ? Imaginer un personnage réel, comme Sergio, m’a obligé à comprendre ce passé et la nécessité de se remettre en question.

A travers lui, on se demande comment trouver sa place dans « la grande famille » de la révolution, du cinéma ou du monde.
J’avoue que je n’en avais pas conscience, mais j’apprécie cette réflexion. Cela m’a intrigué d’imaginer un roman familial, digne d’une saga microscopique, s’inscrivant dans le macrocosme mondial. Ces membres, ballotés par des tensions permanentes, se heurtent à l’Histoire. Comme si elle écrasait leur unité familiale. Dès le début, on perçoit que le père et ses enfants ont l’âme révolutionnaire. Il y a en eux une sorte d’écart avec la vie, les silences et les secrets. Ce roman reflète mon obsession pour l’histoire qu’on se raconte et celle qui a du mal à trouver ses mots. En devenant réalisateur, Sergio s’est adonné à une psychanalyse privée. Le livre l’a aidé à découvrir que son existence avait un sens.

©Jean-Luc Bertini

Vous êtes né au sein d’une famille d’avocats humanistes, comment vous a-t-elle transmis le sens de la justice ?
La Colombie des années ’70, a connu une relation tendue avec le trafic de drogues. Cela a modifié les habitudes et les valeurs colombiennes. Comment cette génération des cartels a-t-elle véhiculé une telle tolérance envers la tricherie ou la corruption, dans tous les domaines de la vie ? Imprégnée par le désir de justice, ma famille a refusé cette éthique. Pas étonnant que ce roman reflète une histoire psychologique, morale et politique. Mais attention, il ne juge personne. Contrairement à mes protagonistes, je me méfie des idéologies, qui servent d’excuse pour justifier ou commettre le pire. Parfois, on n’est plus nous-mêmes… J’ai d’avantage confiance dans l’itinéraire personnel et intime des individus. Plus que l’appartenance collective, qui définit nos vies, je crois en la solidarité.

Si « la seule façon d’accéder à la paix, c’est de gratter les croûtes de blessures », en quoi la littérature peut le faire à sa manière ?
Quelle belle philosophie ! L’écrivain new-yorkais, E.L. Doctorow, affirme que le rôle de la littérature consiste à distribuer de la souffrance, afin que le lecteur se sente moins seul dans la sienne. Voilà pourquoi ce roman explore le point de vue historique, social ou intime. La souffrance m’a appris qu’on possède une énorme résilience en soi. C’est l’une des grandes leçons de 2020. On disait que la pandémie allait améliorer l’espèce humaine. Je n’y ai jamais cru. Notre résilience est si forte qu’on est vite revenu à notre « nature » habituelle. L’Histoire le démontre d’ailleurs comme une évidence…

Autre force, l’amour. Pourquoi parvient-il à s’immiscer dans nos vies, malgré les malheurs ou les heurts de l’Histoire ?
Cette question se pose en effet dans ce roman, qui se penche sur les obstacles de l’amour. Leur diversité politique, idéologique ou religieuse peut y mettre un frein. Une idée révolutionnaire tend à rejeter le concept amoureux, soi-disant bourgeois. Or l’existence humaine et l’élan amoureux s’avèrent si puissants, qu’on ne peut pas les mettre en cage, sinon on risquerait de faire des dégâts. Si je devais dresser la liste des auteurs que j’aime, je parlerais de Shakespeare, Molière, Proust ou Garcia Marquez. Ils nous montrent à quel point l’amour ne peut certes pas empêcher la destruction du monde, mais c’est bien souvent ce qui survit à tout.

Pourquoi la « précarité du bonheur » se retrouve-t-elle souvent au cœur de vos romans ?
Bien vu (rires). Tous mes personnages sont en train de définir un moment de bonheur, en se demandant ce que c’est. Le Bonheur est-il social ou individuel, voilà une question essentielle. Cela tracasse tous les héros du roman. Sergio voit son bonheur menacé par la mort de son père, la crise de son mariage ou de son pays natal, la Colombie. Ce tournant lui permet de redécouvrir son propre passé. C’est fondamental de défendre son petit coin de bonheur. Le mien se situe dans l’écriture et dans les gens que j’aime infiniment.

Un entretien réalisé par Kerenn Elkaïm.
Des portraits réalisés par Jean-Luc Bertini


Juan Gabriel Vasquez, Une rétrospective, août 2022 (Seuil)
traduit par Anne McLean.

À retrouver chez mon libraire.

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