Prix Summer des Collégiens : rencontre avec Benoît Séverac

Benoît Séverac ©Oliver Henry Gamas
« Les soeurs Lakotas », le nouveau roman de Benoît Séverac raconte la cavale d’une adolescente amérindienne et de ses deux sœurs à travers les États-Unis. En fuyant sa réserve, Bearfoot aspire à se sortir de son destin tout tracé, tiraillée entre ses racines Lakotas et son identité d’Américaine. Le récit d’une émancipation individuelle dans un pays rongé par la discrimination et le racisme.

Par Laetitia Voreppe

Le roman débute dans la réserve de Pine Ridge qui abrite la tribu des Oglalas Lakotas. On rencontre Bearfoot le personnage principal et on est confronté d’emblée à la dure réalité de la vie des Amérindiens : chômage, pauvreté, diabète… Sa famille en est un parfait exemple : son père est absent, son oncle fume du crack et sa mère se fait incarcérer pour conduite en état d’ivresse. Quelle était votre volonté en plongeant tout de suite le lecteur dans ce contexte réel, très dur ? Est-ce que c’était une manière de justifier la fugue irresponsable de Bearfoot ?
Dans un road movie, il faut qu’il y ait un élément déclencheur assez crédible, un vrai tournant à prendre dans la vie pour entraîner un départ comme celui-là. C’est un peu la loi du genre au cinéma. Bearfoot n’a jamais pensé à fuir avant. C’est vraiment le fait que la fratrie soit en danger qui rend la situation intolérable. Parce que ce qui tient ces trois sœurs c’est l’amour de leur mère qui, malgré son défaut de boire et de conduire, est une femme aimante. C’est une femme qui leur a transmis l’idée qu’en travaillant à l’école on pouvait s’en sortir, qu’il ne fallait pas céder au déterminisme social. Et donc si la mère est absente, il n’y a plus rien d’autre que la fratrie. Et dissoudre cette fratrie, la diviser en deux familles d’accueil, c’est littéralement impossible. Donc certes la fugue est complètement irresponsable mais il n’y a pas d’autre solution.
Mon propos était effectivement de montrer la réalité des réserves. Mais c’était aussi de montrer ce que c’est que des Amérindiens aujourd’hui, notamment des Amérindiennes. J’aime bien offrir un espace de réflexion et je sais que depuis la France, les Amérindiens, ça reste quelque chose d’un peu monolithique. Alors qu’ils sont 1 million, qu’on compte 564 tribus, plus de 100 réserves et autant de situations différentes. Et puis, soit on les magnifie, on les imagine fiers sur des chevaux avec des plumes genre Sitting Bull, soit on a une vision très misérabiliste. Avec Pine Ridge, on n’est pas loin de la vision misérabiliste malheureusement, mais il n’y a pas que ça aux Etats-Unis. Il y a aujourd’hui un mouvement culturel de renaissance, notamment en littérature. Et puis le panindianisme1 est en train de voir le jour grâce à Trump qui a réussi à fédérer différentes tribus contre lui ! J’avais envie d’avoir un regard un peu positif et lumineux sur ces gens-là, parce qu’il y a des gens positifs et lumineux qui construisent quelque chose en ce moment aux États-Unis.

Votre roman est une vraie plongée dans la culture et l’histoire des Lakotas, une tribu méconnue des Européens. Quelle a été la genèse de ce livre ? Comment avez-vous travaillé autour de ce sujet même si de toute évidence, à la lecture de votre livre, on comprend que vous connaissez bien les États-Unis.
C’est une vieille histoire, et c’est vrai que j’ai pas mal voyagé aux États-Unis, notamment dans le Dakota du sud. Tous les espaces que Bearfoot traverse, je les connais bien. Mais la question indienne est venue plus précisément à travers un premier roman que j’ai coécrit avec Hervé Jubert2 et qui mettait en scène un indien Osage d’Oklahoma qui venait en France, sur fond réel de lien historique entre la ville de Montauban et la ville de Pawhuska (capitale de la réserve Osage). Ce lien remonte au 19ème siècle mais c’est en 1989 que l’association OK-OC (Oklahoma-Occitania) a renoué avec les indiens Osages. On a écrit ce premier roman et on s’est rapproché ensuite de l’association parce qu’on voulait écrire un deuxième roman3 en nous rendant sur place, mais pas en touriste. L’association a compris nos intentions et nous a envoyés là-bas en ambassadeur de l’amitié OK-OC. On est resté pendant trois semaines et on a pu rencontrer tous les acteurs politiques, économiques et culturels de la tribu qui savaient qu’on était là pour écrire un polar qui se passerait sur la réserve. Ce séjour a été l’occasion d’évoquer toutes les luttes passées et ce que c’était aujourd’hui que d’être un amérindien. J’avais rencontré les Oglalas Lakotas lors de voyages que j’avais fait auparavant aux États-Unis. Mais cette tribu m’avait tellement marqué par sa pauvreté que je m’étais promis de ne jamais écrire dessus. Ça me semblait trop voyeur d’utiliser leur douleur pour en faire quelque chose. Mais en ayant fait ces nouvelles rencontres en Oklahoma, en étant devenu plus nuancé moi-même, je me suis senti plus légitime. Et surtout, j’ai compris qu’il fallait que je parle de façon positive des Oglalas Lakotas, en ne parlant pas à leur place mais juste en offrant un espace de réflexion sur ce qu’un Européen peut percevoir.                                                                                                 

Dans votre texte, il est aussi question de racisme aux Etats-Unis, une nation peu tolérante et pourtant faite d’une grande diversité de populations. Pourquoi avoir décidé d’évoquer les minorités, en quoi cela vous touche ?
Ce que j’ai vu en Oklahoma avec les Osages m’a fait l’effet d’un miroir. Ça m’a renvoyé à ce que nous sommes, nous les Français, avec toutes les minorités culturelles et linguistiques qui constituent la France. On est bien d’accord, le sort des indiens d’Amérique du Nord a été un génocide. Ça n’a rien de comparable avec ce que les Bretons, les Alsaciens, les Corses et les Occitans ont vécu depuis la Révolution française. Mais le phénomène d’hégémonie parisienne on va dire, et d’uniformisme et d’assimilation, est aujourd’hui bien ancré. Et qu’on soit jacobiniste et parisien, ou qu’on soit très français, républicain de Toulouse, il n’empêche, ce truc de l’ascenseur social, il passe par le français, il passe par la ressemblance avec ce qui se fait à Paris. Et aujourd’hui, je pense qu’on est assez grand et assez fort pour commencer à le requestionner et la question indienne m’a renvoyé ça en pleine figure. C’est quelque chose dont je n’avais absolument pas conscience ou en tous cas que je voulais profondément ignorer. Pour des raisons très personnelles, parce que je viens d’une famille militante occitaniste et que je l’ai toujours renié. Je me disais, Français, républicain, citoyen du monde. Aujourd’hui, je pense que j’avais peur peut-être de me dissoudre. C’est toujours pareil, on fait des voyages et on se découvre soi. On fait 8000 km pour finalement revenir à Toulouse !

Bearfoot est une enfant à la fois forte et fragile, prête à s’enfuir au volant de la vieille voiture familiale malgré son infirmité et sans permis pour sauver ses sœurs. Elle est aussi fière de ses racines, elle veut changer le regard des autres sur les indiens même si son « but dans la vie a toujours été de s’en sortir ». Comment avez-vous imaginé et construit cette adolescente en quête d’identité ?
Pour Denisa (prénom américain de Bearfoot) j’étais parti sur ce personnage fort et faible, courageux et réfléchi, et en même temps inconscient. Je voulais arriver à faire ça, mais c’est vraiment au fur et à mesure de la construction du roman que le personnage s’est densifié, au-delà du premier jet, dans les échanges avec mes éditrices. J’ai la chance de travailler avec Stéphanie Hoyos-Gomez et Sandrine Mini chez Syros et elles avaient compris mon intention. C’est ça un bon éditeur, c’est quelqu’un qui comprend presque mieux que vous ce que vous avez voulu faire, qui n’écrit pas à votre place mais qui vous aide à bien réfléchir. Est-ce que c’est vraiment ça que tu veux pour ton personnage ? Ou est-ce que tu veux le nuancer encore plus ? Longtemps, j’ai trouvé assez snob de la part des auteurs de parler ainsi de leur personnage en disant « c’est lui qui me l’a dicté ». Mais en fait, c’est vraiment ça qui se passe, c’est à dire que le personnage à un moment donné devient tellement incarné, il a cette chair, cette densité-là qu’il vous impose d’être encore plus exigeant envers lui. Il mérite mieux qu’une caricature, il mérite d’être nuancé, et ça, c’est du retravail, du dosage. Dès le départ j’avais imaginé cette gamine que j’admirais énormément parce qu’elle est géniale. Y’a des gamins de 16 ans qui sont comme ça, géniaux. Et alors des Indiens qui se posent toutes ces questions comme Denisa, il en existe : savoir comment être soi dans la tribu, comment on peut être soi en dehors de la tribu… C’est des questions qu’on se pose tous : qui suis-je en fait ? Quelle est la part de déterminisme social ou familial, et en même temps ma part de libre arbitre ?

Bearfoot, Santee et Ray vont fuir leur réserve dans le Dakota du Sud pour la Californie. Elles traversent les états du Nebraska, l’Utah, le Wyoming, le Nevada et c’est toute la grandeur et la diversité des paysages des États-Unis qu’on découvre avec elles. La chaîne des Montagnes Rocheuses, le lac salé à Salt Lake City… Des paysages très puissants. En quoi ces moments d’immersion étaient importants pour vous dans la progression de votre récit et l’évolution des personnages ?
Ce que je voulais vraiment dire c’est qu’il y a beaucoup d’Américains qui ne bougent jamais. Les Amérindiens sont pauvres, donc par définition ils ne bougent pas beaucoup. Mais il y a aussi énormément d’Américains qui ne voyagent pas. Ils ont très peu de vacances, elles ne sont souvent pas payées donc ils ne connaissent que leur bled. Et donc ça explique aussi beaucoup de choses sur leurs votes, sur leurs craintes, sur leur vision du monde. Ce que j’ai expérimenté au cours de mes voyages, c’est qu’on peut arrêter sa voiture au bord de la route pour sortir se dégourdir les jambes, se retourner et faire un 360° sans voir personne. Et là on comprend que ça n’est pas juste la force de la nature. Ça change le rapport à l’espace, le rapport de soi au monde. Je voulais mettre les trois sœurs dans cette position-là. Elles sortent de leur réserve et elles se découvrent elles-mêmes à travers des espaces qui sont complètement différents de ce qu’elles imaginaient. C’est une manière de s’approprier leur pays, de s’apercevoir qu’elles sont bien Américaines elles aussi. Mon utilisation des espaces, c’était plus cela que l’utilisation de la nature en tant que personnage. Pour moi, c’est plus une volonté de se décentrer.

Si pendant cette échappée vers l’ouest les jeunes Lakotas ont rencontré des sales types, elles auront été marquées surtout par de belles rencontres (Amy et Roger, Steve, Kathryn et Laylow, Harvey et Samantha, David…). Des rencontres déterminantes qui vont changer leur vie. En quoi c’était important pour vous de remettre l’humanité au centre ? Est-ce que c’était la seule issue possible ?
Je vais enfoncer une porte ouverte mais c’est comme ça dans la vie, on n’avance que par nos rencontres. En tout cas c’est mon expérience. Je me revois à 14 ou 15 ans ou même 20 ans, et si j’enlève toutes les rencontres que j’ai faites et ce que j’ai pu en retirer, je serai une espèce de grosse brute aujourd’hui. Mon intelligence a été de savoir quoi faire de ces rencontres, d’abord les accepter, les accueillir, les écouter, me laisser influencer par ce que j’étais en train de vivre et c’est ce que fait Denisa aussi. Mais c’est vrai pour tout le monde. Et c’est propre à tous mes romans, tout passe par une rencontre déterminante. Parce que je n’oublie jamais qu’on peut être déterminant. Dans un sens comme dans l’autre. Une simple réflexion quand on éduque ses enfants peut faire mal inutilement et injustement, mais à contrario, je pense aussi qu’une bonne parole au bon moment peut être décisive pour quelqu’un, même un inconnu dans la rue, j’en suis convaincu. Mes romans reflètent cette vision de la vie. C’est quelque chose qui me fonde et qui fonde mon écriture. Et puis plus pragmatiquement, Les sœurs Lakotas est un roman initiatique, donc il faut bien que quelque chose se passe chez Denisa entre le point A et le point B. La destination importe peu mais ce qui m’intéresse dans ce roman, c’est de voir qu’elle a fait son cheminement parce qu’elle a été assez intelligente pour prendre ce qu’il y avait à prendre, écouter ce qu’il y avait à écouter, et se méfier de ce qu’il fallait laisser.

  1. Mouvement de pensée qui vise à promouvoir l’unité parmi les Amérindiens.
  2. Wazhazhe (Éditions le Passage, 2018)
  3. Skiatook lake (Éditions le Passage, 2021)

 

Benoît Séverac, Les sœurs Lakotas (Syros)
À retrouver Chez mon libraire.

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