William Boyd : « Toute autobiographie est une terrible fiction »

William Boyd@Trevor Leighton
Le bouillonnant William Boyd compose l’aventure d’une vie, à travers le XIXè siècle. Celle de Cashel, un bâtard romantique qui va être emporté par l’Histoire et la passion amoureuse. Digne d’un grand classique, ce roman renferme toute l’intensité, la beauté et la complexité des sentiments.

par Kerenn Elkaïm.

Lorsque l’écran s’allume, le jovial William Boyd nous reçoit dans « la pagaille » de son bureau, inondé de livres. Ce décor vivifiant témoigne de cet enthousiasme permanent pour l’écriture. L’écrivain anglais, mondialement réputé, est prolifique et polyvalent en la matière. Lui, qui aime se lancer des défis, s’est amusé à imaginer l’autobiographie fictive de Cashel Greville Ross. Un gosse irlandais qui va grandir dans un mensonge initiatique. La vérité va tout faire exploser, mais à force de fuir aux quatre coins de la planète, il va se retrouver confronté à son être le plus profond. Celui-ci est marqué par l’Histoire, les joies, les tragédies et l’Amour qu’il éprouve pour Rafaela. Une femme passionnée qui le fera vibrer tout au long de son existence mouventée. « C’est le livre le plus historique que j’ai jamais écrit. Etant plus familier du XXè siècle, j’ai pris beaucoup de plaisir à faire de nombreuses recherches et à me glisser dans la peau de ces Romantiques. » Un roman vibrant, impossible à lâcher.

Qui vous a « ouvert les portes du paradis de la littérature » ?
C’est marrant, parce que vers 17-18 ans, je me voyais plutôt devenir peintre. Mon père s’est opposé à mon envie de suivre une école d’art, or je ne me suis pas rebellé contre sa décision. Pourtant, au fond de moi, je sentais que j’étais un artiste. Il faut dire qu’à l’époque, je ne connaissais pas d’écrivains, encore moins le milieu littéraire, alors j’ignorais comment atteindre ce rêve fou. Pressentant que cette vie était pour moi, je me suis mis à lire beaucoup de littérature américaine. Hemingway ou Fitzgerald – qui possédait un esprit d’ado – m’ont fait entrer dans la littérature par l’empathie. Ils retranscrivaient si bien cette période de la vie, qu’ils m’ont encouragé à écrire. Devenir un écrivain a exigé un long processus qui se poursuit. Cela prend énormément de temps car c’est le travail d’une vie.

A l’instar de votre héros, Cashel, vous avez dû « trouver votre propre voie ». Pourquoi l’écriture est-elle devenue si vitale ?
C’est très britannique. Notre tradition littéraire, surtout celle du XIXè siècle, transforme les écrivains en machine. Voyez Dickens ou d’autres qui produisent un nombre de livres incroyables. Nos contemporains font de même, peut-être est-ce lié à notre territoire prolifique. A moi tout seul, je suis une forme d’industrie produisant des articles, des pièces de théâtre, des scénarii pour la télé ou le cinéma et des romans. Je ne peux pas imaginer ma vie sans écrire ! Mon premier livre date de 1981, ça signifie que j’écris depuis quarante ans. Je suis tellement animé par ce désir et ce besoin, que j’y songe même quand je n’écris pas. L’écriture est une passion consumante qui coule dans mes veines vitales.

Dans ce roman, vous rendez hommage à Byron et Shelley. En quoi ont-ils influencé votre vision de l’amour ou de l’écriture romantique ?
Comme j’ai mis longtemps à devenir écrivain, j’ai exercé parallèlement une carrière académique. Mes études de philosophie et de littérature anglaise m’ont poussé à faire un doctorat à Oxford. Celui-ci était consacré au poète Percy Shelley, auquel je me suis consacré huit ans durant sans jamais achever ma thèse (rires), puisque je me suis lancé dans l’écriture romanesque. Ce livre-ci m’a permis de replonger dans cette thèse pour « recycler » cette matière. Au XIXè siècle, les « Romantiques » (Keats, Shelley, Coleridge) dominaient la scène littéraire. Cela m’a plu de renouer avec leur travail et leur univers. L’idée étant de briser le mythe des poètes pour découvrir ces hommes, morts si jeunes.

Vous mettez Stendhal en exergue : « Le roman est un miroir qui se promène sur une grande route. » Sur quelle route souhaitez-vous nous mener ici ?
J’avoue que Stendhal est le fantôme, voire le revenant de ce roman. Cette grande figure du XIXè siècle me fascine. Dire qu’il a surtout influencé les Français, alors qu’il s’avère très moderne. Lui-même savait qu’il serait lu et compris beaucoup plus tard. Ce livre-ci m’a été inspiré par son autobiographie, « Vie de Henry Brulard ». Cet homme se voyait comme un romantique, mais à ses yeux, c’était une malédiction. Le romantisme est source de plaisirs, or il peut aussi ruiner une vie. Cela m’a plu d’imaginer un personnage qui suit son cœur et non son cerveau. Comment son existence va-t-elle dès lors se dérouler ? Stendhal analysait cela sous le prisme de la malédiction ou de la bénédiction, alors que mon héros Cashel y voit plutôt le Bien et le Mal. Sa nature impulsive l’entraînera toutefois vers de mauvais choix, dont il payera les conséquences à vie.

Le nom et l’identité de Cashel sont basés sur un mensonge. Est-ce la société ou le récit de nous-même « qui constitue le socle de notre être » ?
On peut aussi se demander si c’est la nature qui nous détermine comme personne. Je pense que c’est d’avantage un mélange de soi-même et de la société dans laquelle on vit. A travers notre histoire personnelle, on change constamment. Celui que je suis aujourd’hui est différent de celui que j’étais à 20 ans. J’ai vécu cinquante ans depuis, alors l’expérience influence forcément celui qu’on devient. Etre né en Afrique m’a déterminé autrement que si j’étais né en Ecosse. On absorbe inévitablement ce qui se trouve autour de soi. Il s’agit là d’un chemin compliqué…

Vous avez grandi au Ghana, au Nigéria ou en Grande-Bretagne. A l’instar de votre protagoniste, vous êtes-vous toujours senti un « outsider déraciné », au regard décalé ?
C’est très vrai. Quand je revois mon enfance africaine, je revisite l’existence d’un enfant blanc grandissant dans l’Afrique noire. Malgré la violence ambiante, je n’avais pas peur car dans ces pays, les colonies britanniques étaient totalement intégrées. Pourtant, je me suis senti un outsider déraciné pour le reste de ma vie. Ainsi, je me sens Ecossais tout en évoluant entre Londres et la France. Il ne s’agit pas d’une souffrance, mais d’un atout pour un écrivain qui possède constamment un regard extérieur sur les gens, la société ou le monde. De par « l’accident » de ma naissance africaine, je me sens dépourvu de racines. Cela m’aide à écrire. Il n’en va pas de même de Cashel qui découvre qu’il est quelqu’un d’autre. Lui, qui pensait connaître son nom et ses parents, a longuement vécu dans le mensonge. Comment évoluer ?

Pourquoi l’identité est-elle au cœur de votre œuvre ?
C’est véritablement lié à mon manque d’appartenance et de « homeland » (littéralement « une terre maison »). Qui suis-je ? Un assemblage… Même si j’ai plein d’autres réponses, cette question de l’identité revient constamment dans mes livres. Tout être humain a son background et son éducation pour se réinventer. Mon prochain roman parlera d’ailleurs de la mémoire car je suis de plus en plus persuadé qu’elle n’est pas fiable. J’en ai la preuve en revisitant le journal, que je tiens depuis l’âge de 18 ans. Toute autobiographie est une terrible fiction car la vérité est illusoire. Mon journal incarne la vérité, puisqu’il décrit mon ressenti d’antan. Cashel va lui aussi réaliser que ses souvenirs sont invalides, mais puissants. Il est rare de lire un roman qui se déroule du berceau au tombeau. Écrire une vie de 80 ans, en seulement 500 pages, est un sacré challenge, mais j’avais envie que les lecteurs voyagent à travers lui en ayant le sentiment de le connaître, décennie après décennie. L’existence de Cashel est typique de son siècle. C’est très victorien d’avoir une vie remplie d’aventures et d’expériences.

L’amour fait vibrer ce roman, construit comme un grand classique. Est-il toujours impossible ?
Il y a d’innombrables romans à ce sujet, parce que l’Amour est le fondement de l’humanité. Les classiques regorgent d’exemples romantiques, à la « Anna Karénine » ou Jane Austen, mais chez elle l’amour triomphe. L’amour, le sexe, l’argent et la mort sont les grands thèmes littéraires, y compris dans ce roman. On a tous besoin de donner et de recevoir de l’amour, mais ce n’est pas forcément réciproque. Cashel trouve le grand Amour, sa nature romantique va cependant tout détruire. Lui et Rafaela évoquent clairement les amoureux, séparés et tourmentés, de Dante. L’important est d’avoir connu ce bonheur satisfaisant ou frustrant. Notre condition humaine doit trouver le chemin pour y parvenir, quitte à le transformer en art ou littérature, histoire de lui donner un sens.

Qu’en est-il de vous, êtes-vous un Romantique ?
Il est vrai que j’ai besoin d’amour dans ma vie et mon travail. J’ai eu l’immense chance de rencontrer ma femme, Susan, très tôt. Nous avions 20 ans et nous sommes toujours ensemble. Quelle joie d’être encore amoureux et heureux ! Cela a façonné mon regard sur la vie et mes fictions. Si j’ai pu me glisser dans la peau de femmes de papier, c’est grâce à elle. Je me définis donc comme un « romantique optimiste », bien loin de la malédiction ou du cynisme stendhalien.

Vous écrivez que « rien dans la vie n’était écrit ni prédéterminé ». Croyez-vous au destin ?
Je crois plutôt en la chance ou la malchance. Cela peut s’avérer dévastateur ou susceptible de changer une vie. N’étant pas croyant, ça me rassure de me dire que rien n’est prédestiné. Quel est le sens de la chance ? L’avenir étant inconnu, j’estime que ça signifie qu’on doit apprécier le présent. Bien que n’étant pas défaitiste, je suis parfaitement conscient que tout est fragile. Rien n’est acquis, puisqu’on marche constamment sur de la glace. Alors j’espère saisir le meilleur…

Quand avez-vous pris conscience de cette fragilité de l’existence, qui traverse la vie de Cashel ?
J’ai connu la guerre civile, quand j’étais enfant au Nigéria. A l’époque, ça me semblait excitant. Mais un jour, j’ai vécu un épisode traumatisant. Alors qu’on roulait en voiture, avec mon père, on a été victime de tirs. Je n’ai jamais oublié ce révolver sur ma tempe. Croyant mal finir, j’ai compris qu’il suffisait d’un rien pour provoquer un désastre. Cela m’a affecté durablement. Ce sentiment est revenu lorsque j’ai perdu mon père, à 25 ans. J’avais déjà enterré mon meilleur ami, mort à 19 ans. Ces chocs m’ont secoué, parce qu’ils me rappelaient que rien n’est garanti. Cela a clairement façonné ma philosophie de vie. Rien n’est certain, puisque tout risque de fondre comme neige au soleil. C’est précisément ce thème que j’aborde dans mon premier roman, écrit à 29 ans. Plus on vieillit, plus on en est conscient. Si on est écrivain, on songe forcément à la condition humaine.

Tout comme votre héros, pensez-vous qu’on puisse constamment « recommencer une nouvelle vie avec de nouvelles libertés » ?
C’est très tentant. Voilà la raison pour laquelle j’écris des romans d’espionnage. Le job de ces personnages consiste à prendre d’autres identités et à se réajuster constamment à la vie. Un peu comme un écrivain… Je viens de lire un ouvrage sociologique sur la présentation de soi dans la vie de tous les jours. Certains font des choix radicaux en changeant de pays, de nom ou de condition sociale. Ils ne se présentent jamais aux autres comme ceux qu’ils sont réellement. Voyez les hommes politiques, les commerciaux ou les stars. Présenter un être artificiel est dans la nature humaine, mais quel en est le prix ? Ce champ me semble très riche à explorer.

Ce roman-ci nous pose aussi cette question, comment se métamorphoser ou rester fidèle à soi-même ?
Bonne question. Tant de gens ne sont pas fidèles à eux-mêmes. Ils évoluent de compromis en compromis, or notre intégrité est importante à préserver. On devrait être fier de ce point de vue moral, auquel il faut faire confiance. Cela me semble fondamental pour vivre. Etre sans cesse dans l’hypocrisie peut avoir des effets néfastes sur soi. Quoi que… Voyez Donald Trump ou Boris Johnson, ces « lieing bastards » (sales menteurs) le font sans aucune gêne. Peut-être est-ce dans la nature humaine, comme nous le prouve parfois le côté diabolique de l’Histoire. Acceuillir les migrants n’est pas un jeu politique, mais humain ! Malgré nos erreurs ou nos faiblesses, on doit respecter certaines valeurs morales. Au lieu de faire du mal aux autres, on devrait faire ce qu’on aimerait qu’on nous fasse. Quant à mes valeurs artistiques, je me perçois comme un « romancier sérieusement comique ». Mes livres incarnent d’ailleurs cette vision comique d’un monde cruel, dépourvu de sens. Tchékov disait d’ailleurs que la comédie inclut tout. Ce roman-ci en est l’exemple parfait, puisqu’il explore la condition humaine dans ce qu’elle a de plus triste et de plus drôle.

Votre protagoniste, Cashel, s’interroge sur ce que nous laissons quand nous mourrons. Vos livres représentent-ils la trace que vous souhaitez nous laisser ?
J’aime autant m’attarder sur l’aphorisme des Stoïques prônant l’austérité, sans perdre de temps à songer à ce qui se passera après la mort. Tant d’écrivains étaient autrefois populaires, alors qu’ils ont été totalement oubliés. Une fois qu’on est mort, tout est possible, y compris la disparition. Dans une ou deux générations, il n’y aura plus aucune trace de moi, sauf si la postérité se veut bienveillante. Je crois en réalité que c’est lié à « la chance », l’un des grands thèmes de mon œuvre, mais je préfère me concentrer sur le présent. Carpe Diem !

Un entretien réalisé par Kerenn Elkaïm.
Des portraits réalisés par Jean-Luc Bertini

William Boyd, Le Romantique, 2 juin 2023 (Éditions Seuil)
Traduit de l’anglais par Isabelle Perrin

À retrouver chez mon libraire.

Partage
Tags

Suivez-nous
© Fête du livre de Bron 2021

Appuyez sur “Entrée” ou cliquez sur l’icône de recherche pour afficher les résultats.