Prix Summer des Collégiens : rencontre avec Orianne Charpentier

Orianne Charpentier© DR
« Souffles » d’Orianne Charpentier, raconte l’été d’une jeune fille réservée qui décide de prendre le large sur un bateau volé avec deux adolescents. Le roman n’est pas seulement la chronique d’une croisière qui vire au cauchemar, c’est une plongée dans les sentiments mêlés de Jeanne qui va se retrouver grandie dans cet épisode qui la marquera à jamais.

Par Laetitia Voreppe

Jeanne est en vacances avec sa mère en Bretagne. Sur la plage elle s’ennuie, elle observe les autres, elle les jalouse, elle est discrète mais à l’intérieur elle se sent différente. Ce personnage est très sensible, il est dans l’intériorité, et on a ici une connexion très vive à nos propres souvenirs d’adolescence, et c’est là la force de votre texte. Pouvez-vous nous présenter le personnage de Jeanne, et ce que vous cherchiez à provoquer auprès de vos lecteurs ?
J’adore ces questions sur l’élaboration des personnages parce que c’est toujours à la fois une question d’évidence et de mystère. Pour ne rien vous cacher, Jeanne par plein de côtés ressemble à l’adolescente que j’étais. C’est peut-être pour cela qu’on sent une sorte de proximité même si mon regard est distancié. Quand vous êtes auteur, vous observez à distance. Ce qui me frappe toujours dans cet âge, c’est le sentiment d’impuissance, le décalage entre ce qu’on perçoit de soi et ce qu’on est réellement en fait. Jeanne se perçoit comme inintéressante, comme « un savon fraîchement déballé » alors qu’elle ne se rend pas compte qu’elle est déjà un monde en soi, qu’elle est un univers et une sensibilité. Et c’est justement ce de quoi est fait la vie, c’est à dire de cet écart perpétuel entre notre ressenti, nos envies et l’extérieur. Et finalement, les parents, la mère de Jeanne, malgré tout leur amour ne peuvent pas combler ce décalage. Il y a comme une sorte de pièce manquante. Dans le roman, je voulais aborder cette thématique du décalage au monde et de l’aspiration à trouver sa place. Je pense qu’une des angoisses de l’adolescence, c’est de croire qu’on a à se définir très vite, dès l’enfance, alors que dans la réalité, ça ne se passe pas comme ça, on est toujours en mouvement. Parfois je me dis qu’on gagnerait beaucoup de sérénité à le savoir. Cette idée de trouver sa place, c’est vraiment un des questionnements récurrents de mes romans, et quel que soit le genre des personnages, quel que soit leur âge, leur condition ou l’époque dans laquelle ils vivent.1

Jeanne se rapproche de Nathan et Jonas, deux garçons de 17 ans, et va les suivre dans leurs activités de plein air. Et il y a ce moment où ils lui proposent de jouer les robinsons, de partir en mer pour deux jours. C’est un moment de grande liberté pour Jeanne, de découverte de sensations nouvelles, d’insouciance, de grâce même. Vous faites alors le récit très précis et technique de cette escapade maritime. En fin de livre, vous expliquez comment l’envie de ce livre vous est venue, le point de départ et la façon dont vous avez travaillé autour du sujet de la navigation. Est-ce que vous pourriez nous l’expliquer ici en quelques mots pour donner envie à des potentiels lecteurs ?
Je crois que je ne me serais pas lancée dans l’écriture de ce livre sans une expérience vécue parce que c’est un sujet tellement vaste en fait, la voile. Il se trouve qu’en 2016, je me suis retrouvée à naviguer avec mon futur mari sur son bateau. Il est passionné de mer. Et ça a été pour moi une sorte de choc, de révélation. Peut-être parce je suis profondément terrienne. Je suis normande, mes grands-parents étaient exploitants agricoles, je suis fan des arbres, de la terre… Et tout d’un coup je me retrouve dans ce monde, dans cet univers et je me rends compte que ce n’est pas juste un autre élément, c’est vraiment une autre dimension. C’est à la fois un moyen de transport, mais c’est aussi une culture. Je réalise l’étendue de la culture maritime, c’est d’ailleurs immensément vaste ce qu’il faut connaître pour toucher une écoute de voilier. D’ailleurs même le mot écoute, au début je ne le comprenais pas. Entre le moment où j’ai commencé à naviguer et le moment où j’ai commencé à écrire le livre en 2019, j’ai lu beaucoup de récits maritimes mais aussi des récits de naufragés. Parce que je me rendais compte que pour essayer de transcrire cette expérience indicible d’être sur la mer, il fallait que je passe par des gens qui l’avaient pratiquée, même deux siècles avant moi. La description de la tempête dans le livre, je n’ai réussi à vraiment bien l’écrire que quand on a été coincé dans un coup de vent en Écosse. Alors, ça n’était pas une vraie tempête, on n’a jamais été en vrai danger, les vagues n’étaient pas déferlantes, mais à un moment donné on a dû s’attacher comme les personnages dans le roman. Ce qui m’intéressait dans ce récit, c’était d’utiliser ce théâtre de la mer. Pour moi, cette fugue en plein océan me paraissait comme une sorte de diamant facetté. C’était vraiment le décor idéal parce que je voulais raconter un récit d’initiation mais condensé dans un temps très court, un jour et demi, deux jours. Et dans cette expérience de la mer où il y a une temporalité complètement autre des événements qui surviennent et vous dépassent mille fois, tout me paraissait propice à raconter ça.                                                                                              

Dans le huis-clos du bateau, un nouvel ordre s’installe entre les adolescents. Déjà ils ne sont plus tous les trois, un jeune garçon, Corentin, est monté à bord. Nathan prend la place du skipper, Jonas est celui qui prévient et alerte. Jeanne, elle, se révèle à elle-même, loin du regard des autres. Le voilier va devenir le théâtre du premier baiser entre Jeanne et Nathan, puis de la rivalité des deux garçons. Est-ce que c’était ce que vous cherchiez ? Bâtir cet espace du bateau comme une scène avec une distribution bien définie ? Et pourquoi avoir placé cet enfant, quel rôle devait-il jouer ?
La question des personnages, c’est quelque chose qui a mûri longuement. Quand je me suis mise à la navigation, j’ai très vite commencé à prendre des notes sur le roman. J’ai retrouvé des petits calepins où même en mer, je décrivais ce que je voyais. Parce que c’était tellement beau, et en même temps tellement différent, j’avais l’impression de voir des forêts dans la mer, de voir des forêts dans le ciel. Au fur et à mesure de cette présence du roman en moi, les personnages se sont vraiment ancrés. Alors bien sûr, Jeanne était là dès le début, et c’est vrai que ces deux personnages de Jonas et Nathan sont venus assez vite comme des antagonistes possibles. J’ai repris le classique trio amoureux, même si c’était inconscient comme construction. Et le quatrième personnage de Corentin, c’est à la fois le rappel de l’émerveillement et de l’audace de l’enfance, et très vite il m’a paru essentiel. Sans qu’il le veuille, il fait basculer ce roman dans ce qui aurait presque pu être une tragédie. Ça me semblait important qu’il ne fasse pas partie de leur trio. Pour moi ça se distribue comme ça. C’est ce trio devenu quatuor qui finalement décide de la rupture. Et ça aussi, ça m’intéressait comme configuration humaine de se dire que ça n’est jamais des éléments vraiment profondément malveillants, c’est parfois juste la recomposition de relations humaines dans une micro-société. Parfois on aboutit à presque une catastrophe alors que chaque être en présence n’est ni mauvais, ni doté d’une volonté de nuire. Il y a des circonstances où chacun joue une partition qui pourrait être terrible.

En quelques heures, les quatre marins qui ne sont pas épargnés par la mer, vont faire l’expérience du danger et grandir. Faire confiance, s’en remettre ou se mesurer à l’autre, se dépasser. Prendre la mauvaise décision et déclencher des conséquences irrémédiables, sous le regard des autres. Vous avez fait le choix de révéler les pires côtés de vos personnages, de montrer les failles et la responsabilité de chacun dans l’événement, pourquoi ?
Ce qui m’intéressait c’était de parler de responsabilité. Au début du roman Nathan signe le livre de bord « Skipper : Nathan Renon”. Jonas sans le vouloir, n’a cessé de contester cette prise de décision, ce qui a complètement mis hors de lui Nathan puisque juridiquement c’est vers lui qu’on se tournerait s’il arrivait quelque chose aux autres. Je pense que l’opposition de Jonas a aussi contribué. Ce que je trouve intéressant de montrer dans ce roman, c’est que même si parfois les personnages ont des réactions très fortes, ils ont chacun des enjeux intérieurs. Nathan par exemple, est très susceptible et irascible, mais il a en lui un enjeu narcissique, il veut rester le chef, et aussi un enjeu de responsabilité parce qu’en tant que skipper il doit ramener son équipage en vie. Jonas c’est un type super, je l’adore, mais c’est vrai que lui aussi a ce petit enjeu de placement narcissique, parce qu’il veut quand même plaire à Jeanne, qu’il faut exister et comme il est bon en navigation et qu’il a sûrement un meilleur instinct, sa façon d’exister c’est d’affirmer ça en contrant Nathan. S’ils avaient eu 20 ans et plus d’assurance, ils auraient fait différemment et ça ne se serait pas passé comme ça en fait. Mais voilà, il se trouve qu’ils ont 17 ans et sont soumis à une épreuve qui les dépasse. En fait chacun est mu à la fois par un profond désir de vivre, égoïste, et puis, malgré tout, par un certain sens de la responsabilité qui se transforme en culpabilité. Je dis ça parce que j’ai vraiment beaucoup de tendresse pour ces quatre personnages.

Malgré cela vous réussissez à achever le livre sur une scène finale très lumineuse, et à en faire un roman initiatique. En quoi c’était important pour vous ?
Pour être très honnête, quand j’ai rendu une première fois le manuscrit à mon éditeur en avril 2020, le dernier chapitre n’existait pas. Je m’arrêtais là parce que je me disais, la fin c’est ce moment suspendu, la mer va rendre son jugement et le narrateur disparaît. Mais on m’a dit que c’était terrible, qu’on ne pouvait pas rester sur cette suspension. Plus tard, quand j’ai repris le manuscrit pour justement écrire ce dernier chapitre, j’ai réalisé en relisant le roman à tête reposée, que non, on ne pouvait effectivement pas, que c’était insupportable. Ou peut-être dans un autre contexte, ou pour un autre âge.
J’ai repris le roman après avoir vécu ce fameux coup de vent en Écosse qui m’a permis de qualifier encore plus nettement le déroulement des vagues et le reste. Ça a été un chapitre difficile à écrire parce que je ne voulais pas qu’il soit trop long et en même temps je voulais dire beaucoup de choses et laisser au lecteur la place pour imaginer. Mais finalement ça a été pour moi un grand bonheur parce que je me rendais compte que je continuais à vivre avec mes personnages et que j’avais moi aussi envie de les amener jusque-là. Très vite en fait, quand j’ai commencé à retravailler le roman, j’ai su que le dernier chapitre finirait sur cette idée de souffle, de respiration, de vie en fait. Et j’avais besoin de faire comme si les personnages étaient une sorte de communauté. Que grâce à tout ce qu’ils avaient vécu ensemble, ils étaient finalement plus unis que désunis. Que ce qui les avait fracturés au cours de la tempête, c’était aussi ce qui pouvait les unir à jamais. Je ne dis pas qu’ils vont être amis pour la vie. Ce sera un lien ténu, mais profond. Et d’une certaine manière, je pense que ça va les construire et les guider, et qu’il y aura une trace de cette petite flamme commune en eux.

1. La vie au bout des doigts (Gallimard jeunesse, 2014) se déroule pendant la Première Guerre mondiale.

Orianne Charpentier, Souffles (Actes Sud Jeunesse)
À retrouver Chez mon libraire.

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